LES ENSEIGNEMENTS MULTIDIMENSIONNELS DE CHEIKH AHMADOU BAMBA (1853-1927)

Par Serigne Mourtala MBOUP, Président de l'Association Touba Genève

1. Introduction 
Lorsque le Cheikh Ahmadou Bamba MBACKE apparut sur la scène socio-politico-religieuse du Sénégal vers la fin de la deuxième moitié du XIX ème siècle (1882-1883), l’enseignement arabo-islamique y était plutôt scolastique, parce que marqué par une orientation livresque, un formalisme traditionnel et un certain verbalisme. Cela, alors même que le pays avait besoin, plus que jamais, d’une véritable remobilisation sociale par suite de la dislocation de la plupart de ses structures socio-économiques, politiques et religieuses provoquée par les nombreuses guerres qui ont opposé les français, les aristocrates et les « marabouts » jihadistes.
Dans ce contexte, le Cheikh rendit publique en 1883, de manière solennelle, une offre spécifique et appropriée d’un modèle éducationnel que l’on peut qualifier de transformationnel. En effet, cette année-là, le Cheikh réunit les étudiants qui avaient choisi de poursuivre leurs études avec lui à la suite du décès de son père, et fit une déclaration rendue célèbre par ses hagiographes dont voici, en substance, un résumé : « que ceux qui ne sont venus vers moi que pour acquérir des connaissances livresques se sentent libres d’aller à la recherche d’un autre maitre, quant à ceux qui souhaitent s’engager dernière moi pour un nouveau projet de formation, ils peuvent rester ».
Sur le plan ésotérique que nous n’approfondirons pas ici, le Cheikh a proclamé qu’il a reçu du Prophète Muhammad l’ordre suivant :« Eduque tes compagnons par la volonté spirituelle (Himmah), cesse de les éduquer exclusivement par les connaissances livresques »
Ce qu’on peut appeler aujourd’hui « l’enseignement de Cheikh Ahmadou Bamba » est la résultante multidimensionnelle de la concrétisation de ce projet qu’il n’a cessé de dérouler jusqu’à son retour vers DIEU survenu le 19 juillet 1927. Projet basé sur une approche holistique de l’islam visant fondamentalement à bâtir un nouveau type d’homme imbu de valeurs morales, bien outillé en sciences religieuses selon les capacités intellectuelles qui lui sont propres et capable de réussir son insertion socioprofessionnelle tout en étant solidaire et utile à une communauté mouride prônant un islam pacifiste et anti-jihad armé.
Voici, en quelques lignes, un aperçu sur quelques-unes des dimensions de cet enseignement que les disciples du Cheikh essaient de perpétuer au Sénégal comme dans la Diaspora mouride, à Paris, à New York, à Milan, à Genève, à Madrid, à Libreville, à Bamako, etc.

2. QUELQUES DIMENSIONS DE L’ENSEIGNEMENT DE CHEIKH AHMADOU BAMBA.
2.1. Dimension « instruction religieuse »

Apparu dans une époque marquée par la rareté des manuels d’enseignement, le Cheikh entreprit un immense travail de sélection et de versification des meilleurs ouvrages classiques publiés dans le monde sunnite malékite et portant sur les trois parties constitutives des sciences islamiques: la Théologie (tawhìd), la Jurisprudence (le fiq) et le Soufisme (le tassawuf). On compte parmi ses publications :
2.1.1. Dans le domaine de la théologie (Tawhìd):
 
• Un ouvrage de 650 vers en métrique rajaz dont le titre est Mawaahibul Qudduus (Les dons du TRES-SAINT)
• Un chapitre de 72 vers dans l’ouvrage Tazawwudu çighaar (Le viatique des adolescents)
2.1.2. Dans le domaine de la Jurisprudence :
• Un ouvrage de 675 vers en rajaz intitulé « Jawharu Nafiis » (Le Joyau précieux)
2.1.3. Dans le domaine du soufisme :
• Un ouvrage de 1561 vers en rajaz, intitulé « Les itinéraires du paradis » (Massalikul Jinaan)
• Un ouvrage de 211 vers en métrique rajaz intitulé « Munawwiru Suddur » (L’illumination des coeurs)
2.2. Dimension « politesse légale » (comportement au sein de la société)
 
• Un ouvrage de 244 vers en métrique rajaz intitulé Nahju Qadàil Hàjid (La voie de la satisfaction des besoins)
• De très nombreuses sentences pleines de sagesse que le Cheikh prodiguait aux disciples lors des audiences publiques qu’il leur accordait. Ces «Hikam » (sagesses), accompagnées de nombreuses lettres contenant des conseils/ édifications que le Cheikh adressait à certains de ses disciples, ont fait l’objet d’un recueil publié sous le titre de « Sagesse du Serviteur du Prophète »
2.3. Dimension « praxis » ou la présence d’une doctrine économique dans l’enseignement du Cheikh.
 

La praxis entendue dans le sens d’un « ensemble d’actions en vue d’un résultat par opposition à connaissance» est fortement présente dans le modèle éducationnel du Cheikh au point d’en constituer une marque distinctive et de lui conférer son caractère transformationnel. En effet, dès la naissance de la Voie mouride, son fondateur y a érigé le travail au rang de culte rendu à DIEU : par son insertion professionnelle, le mouride doit prendre conscience qu’il est en quête du licite (Kasbul Halaal) pour être en mesure de servir son Seigneur dans la liberté et le droit chemin. Ce caractère sanctifiant du travail a été mis en valeur et promu par un disciple du Cheikh du nom de Ibrahima Faal à un niveau tel qu’un véritable « travaillisme » existe au sein de la communauté mouride, plus particulièrement chez les disciples de ce dernier communément appelés les « Baay Faal. ». On trouvera aisément dans l’Internet de plus amples informations sur le rôle de la voie « Baay faal » dans le développement du Mouridisme.
2.4. Dimension « psalmodie et chants religieux »
 
On prête à Saint Augustin et à Luther les paroles « Bien chanter, c’est prier deux fois. » Les pratiques des soufis comportent également cette tradition qui associe prières et chants. Et le Cheikh Ahmadou a composé de très nombreux panégyriques et autres textes destinés à la psalmodie et au chant collectif. Mieux, le Cheikh a lui-même ordonné et supervisé la mise en place d’un véritable conservatoire dont le succès a fini par façonner la confrérie : aujourd’hui, il n’est de «dahira» (cercle) mouride sans un conservatoire qui anime toutes les manifestations. Le répertoire mouride est riche de plusieurs dizaines de mélodies créées de manière endogène et originale par ceux-là qui, parmi les disciples, sont devenus de véritables virtuoses.
2.5. Dimension « pacifisme doctrinal »
 
Dès le début de son ascension, le Cheikh saisit l’occasion historique provoquée par un des plus grands érudits du Sénégal de l’époque qui l’avait interpellé sur le statut des grands soufis en Islam, pour prodiguer un enseignement de haute facture sur les maitres soufis dans un poème de 78 vers où il décrit leur doctrine ainsi que les étapes de leur jihad de l’âme avant de préciser leur utilité sociale. Selon lui, une fois que les cheikhs soufis auront triomphé de leurs propres défauts, ils engrangent un butin composé de vertus et de dons de la part de DIEU. Parmi leurs dons figurent une connaissance des maladies spirituelles ; une capacité à voir par le coeur ainsi que d’éminentes sciences de DIEU. Quant à leurs vertus, on y dénombre : ne jamais parler sans connaissance de cause ; pratiquer exclusivement l’autocritique ; transcender l’injustice des ennemis et les coups sévères du sort ; exécrer l’hypocrisie, etc.
Enfin, le Cheikh précise que grâce à ses dons et vertus, le maitre soufi acquiert une grande capacité à prodiguer des conseils et édifications à l’humanité, à assurer l’éducation spirituelle de ses disciples, à guérir l’âme des aspirants des vices, à vulgariser les connaissances par inspiration divine.
Et le Cheikh nous enseigne dans ses écrits qu’il a fait sienne cette doctrine avant de gravir les échelons de la Wilayat (la Sainteté) par le jihad de l’âme à l’exclusion de toute velléité de recourir aux armes. Il mentionnera même dans le compte rendu qu’il fait de l’exil que l’administration coloniale française l’obligera à faire au Gabon qu’il a reçu de DIEU l’interdiction de recourir au jihad par les armes.
En vérité, le pacifisme du Cheikh Ahmadou Bamba est doctrinal comme en témoigne le contenu d’un long poème qu’il publie en 1903 après son retour d’exil survenu le 11 novembre 1902. Dans ce poème très souvent cité lors des nombreuses conférences organisées par la communauté sur la vie et l’oeuvre de Cheikh Ahmadou Bamba, ce dernier réfute les allégations de ceux qui l’accusaient de vouloir lever un jihad armé. Réfutation poétique o combien sublime qui immortalise la définition que lui-même donne du caractère doctrinal de son pacifisme.
En voici un extrait : « Vous m’avez déporté en m’accusant de préparer le jihad…Vous prétendez que des armes sont en ma possession…Vos propos selon lesquels je prône le jihad sont certes vrais, cependant, moi je fais mon jihad par le savoir, la crainte de DIEU… » « Le sabre avec lequel je décapite les ennemis de DIEU est la proclamation de son unicité… Mes canons sont le Livre Saint et ses versets… Les lances dont je dispose sont les hadiths du Prophète… Les différentes branches des sciences religieuses sont autant de flèches acérées avec lesquelles je défends les traditions du Prophète… » « Quant à celui qui m’espionne, je lui oppose un soufisme pur, clairement défini par de nobles gens. »

3. CONCLUSION
 
Si la Voie Mouride a été un facteur de transformation du monde rural wolof comme en témoignent de nombreuses études réalisées par des historiens, anthropologues, économistes et autres, elle le doit au caractère transformationnel et multidimensionnel de son modèle éducationnel. Lequel est exclusivement alimenté par les écrits, les instructions/ordres et exhortations de son fondateur.
Aujourd’hui, la portée de l’enseignement de Cheikh Ahmadou Bamba est mondiale. Grace au dynamisme de la diaspora mouride, des centres culturels sont créés un peu partout et des journées culturelles organisées dans de nombreux pays.
Depuis plus de vingt ans, une grande conférence est donnée au siège de l’ONU tous les 28 juillet sur des thèmes relatifs à la vie et l’oeuvre de Cheikh Ahmadou Bamba. Conférence s’inscrivant dans le cadre du BAMBA DAY (Journée Ahmadou Bamba), journée instituée par une « Proclamation municipale » en bonne et due forme. De nombreux autres états ont également institué des « Bamba Day » aux Etats Unis.
En Italie, le 8 juin et le 12 juin ont été décrétés journée Cheikh Ahmadou Bamba respectivement par les autorités communales de Pontevico, Brescia et de Rimini.